Censée répondre aux « attentes majeures des Français » ressorties du « grand débat », cette loi organise une réalité une dérégulation en faveur des implantations industrielles au détriment de l’environnement et de la sécurité, tout en ouvrant une voie royale à la corruption. Dans la discrétion des grands médias.

La journaliste canadienne Naomi Klein l’a théorisé dans La Stratégie du choc, sous-titré La Montée d’un capitalisme du désastre, qui vise à « imposer d’un seul coup, immédiatement après une crise, les réformes économiques douloureuses, avant que les gens n’aient eu le temps de se ressaisir ». Elle balaie l’histoire contemporaine et analyse « Le coup d’État du Chili en 1973, suivi des strictes réformes économiques des « Chicago Boys » ; la guerre des Malouines en 1982, suivie de la rigueur thatchérienne ; le massacre de la place Tian’anmen en 1989 et le tournant économique néolibéral chinois ; l’attaque du Parlement russe en 1993 par Boris Eltsine et la libéralisation la plus débridée au profit des oligarques ; les attentats de 2001 puis l’invasion de l’Irak en 2003, suivis de la privatisation de la guerre, de la défense et de la sécurité ; le tsunami en 2004, suivi du déplacement des populations au profit d’installations hôtelières et d’une dérégulation étatique ; l’ouragan Katrina en 2005 suivi de la refonte sociologique de la Nouvelle Orléans et de la privatisation de secteurs publics entiers, etc. » Ajoutons désormais à la liste la pandémie de la Covid-19. Que font en effet les macronistes avec leur loi Accélération et simplification de l’action publique (Asap) ? « Ce texte poursuit à marche forcée le démantèlement du droit de l’environnement », résume Reporterre.
Open bar pour la bétonisation et la destruction de la biodiversité
Asap signifie en anglais as soon as possible, aussi vite que possible. Que faut-il donc faire, selon le gouvernement, aussi vite que possible ? Une fois n’est pas coutume, donnons la parole à Lutte ouvrière : « Le gouvernement a fait voter une loi dite de simplification administrative qui, entre autres, autorise les entreprises à lancer la construction d’un nouveau site industriel avant que soient terminées toutes les enquêtes administratives quant à son éventuel impact sur l’environnement. Elle diminue aussi les délais de recours pour demander une concertation sur certains projets. Et, si elle reconnaît quand même que chacun a le droit d’être informé des risques auxquels il est soumis, cette possibilité reste limitée par l’obligation de respecter le secret des affaires. Des réglementations existaient qui entravaient, un tout petit peu, la possibilité laissée à certains patrons de transformer une région en poubelle ou d’empoisonner l’eau ou le sol. Au lieu de les faire respecter, on les supprime tout simplement. » Délire de gauchiste ? Hélas non : « le gros morceau se trouve dans le titre III, sur la «simplification des mesures applicables aux entreprises», résume Reporterre. Et plus précisément, aux sites industriels. Lorsque ceux-ci veulent s’implanter, ils doivent — en fonction de leur dangerosité – donner des garanties de sécurité, évaluer les risques sur la santé et l’environnement, consulter les riverains. Les articles 21 à 26 du projet de loi visent à gommer des étapes dans ce processus, pour toujours plus d’industries… et donc de terres bétonnées. (…) Parmi les plus contestés, l’article 25 donne la possibilité au préfet, dans certains cas, de dispenser l’industriel d’enquête publique et de la remplacer par une simple consultation publique. »
Détruire d’abord, avoir l’autorisation (ou pas) après
Abordons le point sans doute le plus ahurissant : « L’article suivant, le 26, enfonce un clou de plus dans le cercueil du droit de l’environnement. Il prévoit que les travaux pourront commencer avant que l’autorisation environnementale ne soit délivrée. Cette autorisation vérifie que le projet (d’usine ou d’entrepôt, par exemple) a bien pris en compte toutes les conséquences sur l’eau, la biodiversité, l’air, etc. Il sera donc possible de détruire à coup de bulldozers la biodiversité… avant d’avoir l’autorisation de le faire. Autrement dit, d’artificialiser les sols en toute impunité. Que se passera-t-il si l’autorisation environnementale est finalement refusée? «On aura fait tous ces dégâts à la biodiversité, tous ces travaux pour rien!» s’émeut Morgane Piederrière [porte-parole de France Nature Environnement]. Ou alors, les travaux ayant commencé, la biodiversité sur le site ayant déjà été détruite, il n’y aura plus grand-chose à sauver, et il sera bien plus facile d’obtenir l’autorisation environnementale. «Cela légitime la politique du fait accompli», regrette encore la juriste. »

À qui profite le crime ? « Ce sont des revendications du Medef depuis la nuit des temps », constate Émilie Cariou, députée macroniste repentie (elle fait partie des fondateurs du groupe Écologie démocratie solidarité créé en mai dernier). Sa circonscription, la Meuse, doit accueillir le très controversé projet d’enfouissement des déchets nucléaires Cigéo, or Asap supprime la commission chargée d’évaluer le coût du démantèlement du nucléaire et de ses déchets : « L’excuse est qu’elle n’a jamais siégé. Mais il aurait été important qu’elle siège, j’ai tenté — par des amendements cosignés avec Barbara Pompili [l’actuelle ministre de la Transition écologique et solidaire] – de la réactiver plusieurs fois et cela a été refusé.» On interdit que la commission se réunisse et l’on dit ensuite : « regardez, elle ne s’est jamais réunie ! » Trop fort.
Mathilde Panot, députée France insoumise, résume la philosophie de la loi Asap : «On réduit le nombre d’agents publics, donc le nombre de contrôles, donc l’efficacité des lois. Ensuite, on dérégule. Et enfin, on privatise les missions de l’État [concernant l’Office national des forêts et les chambres d’agriculture], on affaiblit la puissance publique et on met les gens en danger sur la question des risques industriels. Tout cela au moment où la crise sanitaire nous a fait ressentir l’importance du service public. C’est un choc de simplification, un texte idéologique qui vise à démanteler l’État et va à contresens de tout ce qu’on aurait dû apprendre de la période.» Sur les risques industriels que la députée mentionne, l’article 23 de la loi « prévoit que si un nouveau site industriel s’implante dans un lieu où d’autres sont déjà installés, on n’étudiera les dégâts que de ce nouveau site, et pas ceux cumulés de toutes les activités, synthétise Reporterre. Pourtant, l’accident de Lubrizol a permis de constater ces effets cumulés, les entrepôts du voisin NL Logistique ayant aussi largement brûlé. » La zone industrialo-portuaire de Fos-sur-Mer comporte par exemple 13 sites Seveso et on ne les prendra pas en compte pour autoriser une nouvelle activité dangereuse ? Proprement hallucinant.
L’hydre de la corruption invitée au festin
Comme si tout cela ne suffisait pas, la loi Asap ouvre grand la porte à la corruption, comme l’explique un expert en a matière, Kévin Gernier, chargé de mission collectivités territoriales auprès de Transparency France, interrogé par Marianne : « Il y a d’abord le seuil en dessous duquel une personne publique qui veut réaliser un marché est dispensée de publicité et autres formalités administratives. Il y a un mouvement de fond qui s’est récemment accéléré. On est passé de 4 000 euros à 25 000 en 2011, puis à 40 000 fin décembre dernier, notamment sous l’impulsion des Sébastien Lecornu, alors ministre en charge des Collectivités territoriales et d’Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances. Laquelle a multiplié les réunions avec le secteur du BTP à Bercy. Puis un décret de juillet l’a propulsé à 70 000 euros pour une période de un an. Le texte Asap ne mentionne plus de seuil. » Transparency et Anticor dénoncent ensemble cette loi qui limite « l’encadrement des marchés publics et le droit à l’information » : « le projet de loi introduit ainsi un «motif d’intérêt général» permettant de justifier la conclusion d’un marché public sans aucun appel d’offre préalable, quel que soit son montant. Un élu local ou un agent public pourrait ainsi conclure un contrat de plusieurs millions d’euros avec l’entreprise de son choix sans mise en concurrence préalable, s’il estime que le délai nécessaire à cette procédure serait «manifestement contraire à un motif d’intérêt général». Le Code de la commande publique inclut pourtant déjà une palette de situations justifiant de passer outre cette procédure essentielle pour éviter le risque de favoritisme et le potentiel surcoût pour la communauté (urgence impérieuse, première procédure infructueuse, etc.). L’ajout de cette référence – très large – à «l’intérêt général», qui devra être précisée par décret en Conseil d’État, pourrait faciliter la signature de contrats opaques avec une dimension clientéliste ou même d’enrichissement personnel. » Et le droit à l’information ? Il sera restreint concernant « des éléments dont la divulgation serait «de nature à faciliter des actes susceptibles de porter atteinte à la santé, la sécurité et la salubrité publique». Cette mention risque de justifier de nombreux refus d’accès à des documents par l’administration, et elle pourrait mettre en danger la protection des lanceurs d’alerte qui choisissent de divulguer des informations sur des menaces à l’intérêt général. »

Concluons avec Politis et la plume de notre confrère Michel Soudais : « Dans l’exposé des motifs, très succinct, qu’en avait donné le gouvernement lors de son adoption en Conseil des ministres le 5 février, ce projet de loi prétendait répondre aux «attentes majeures des Français» ressorties du grand débat national «en matière de transformation de l’action publique, de simplification de leur relation avec l’administration et d’accompagnement de leurs projets». La fumisterie est complète. Le texte comprend bien des mesures de simplification consensuelles à destination des particuliers (…) Mais les dispositions relatives à la simplification des procédures applicables aux entreprises sont bien plus nombreuses. (…) Difficile de ne pas voir dans l’empilement de mesures de ce monstre législatif la patte de puissants lobbys. Il s’agit en définitive, en diabolisant les réglementations, instances de concertation et de réflexion, de lever les obstacles à la relance de l’économie. Dans la «libération des énergies», qui guide la macronie depuis la réforme par ordonnances du code du travail, la loi Asap que des parlementaires et juristes ont traduit As soon as possible («aussi vite que possible»), un leitmotiv libéral en vogue outre-Atlantique, marque un grand recul de l’État. Au détriment de la justice sociale, de l’environnement, de la santé et de la démocratie. Car moins de règles et moins de procédures, c’est au final moins de protections. »
Face aux dégâts dévastateurs de cette loi, l’on reste pantois et désabusé devant l’extrême discrétion des médias dominants.
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