Frédérique Vidal, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, côté pile, réagit au prix Nobel de chimie décroché par Emmanuelle Charpentier, première femme française lauréate de cette distinction à ne pas s’appeler Curie (après Marie et Irène, donc), en exprimant « une immense fierté pour l’ensemble de notre recherche ». Et côté face ? « Tous les voyants sont au rouge et conduisent à un même constat : la recherche française décroche, à cause d’un sous-investissement chronique », déclare la même ministre de la Recherche (qui décroche), et le même jour, le 7 octobre dernier, auditionnée par le sénat pour défendre le projet de loi de programmation de la recherche. Qui ne répond pas du tout aux enjeux soulignés par la ministre elle-même dans son constat implacable. Embarquée dans le bateau ivre du libéralisme macronien, l’ancienne chercheuse qu’elle est (biochimiste, spécialiste en génétique moléculaire) s’avère incapable de renverser la table pour que la recherche française relève la tête. « Pour palier le déficit d’attractivité de la recherche française, ce projet de loi prévoit qu’aucun chercheur ne sera embauché en dessous de deux Smic (contre 1,3 actuellement), résume le Huffington post. Et c’est à peu près la seule mesure qui a l’air d’être bien accueillie dans le monde de la recherche. »

Que reprocher à ce projet de loi ? « En pleine crise sanitaire, le 19 mars, Emmanuel Macron en visite à l’institut Pasteur tweetait : «La crise du Covid-19 nous rappelle le caractère vital de la recherche scientifique et la nécessité d’investir massivement sur le long terme», rappelle Muriel Ressiguier, députée France insoumise du Parti de gauche. Nous pouvions donc espérer une prise de conscience sur les enjeux de la recherche et ses besoins. Hélas, le projet de loi de Programmation pluriannuelle de la recherche, présenté le 22 juillet en conseil des ministres, est dans la même veine idéologique que l’avant-projet rendu public le 7 juin. Tout d’abord concernant le financement, sur les 25 milliards d’euros annoncés pour la recherche d’ici 2030, seuls 400 millions supplémentaires seront budgétisés en 2021 et nous n’avons aucune certitude sur l’engagement des gouvernements à venir. » Nous avons consacré un billet à cette entourloupe : le projet de loi s’engage sur une trajectoire budgétaire que les futurs gouvernements ne seront absolument pas tenus de suivre ; il promet donc des milliards qu’il ne verse pas. « La logique reste celle de l’ouverture au privé, de la mise en concurrence exacerbée et de la rentabilité à court terme, poursuit Muriel Ressiguier. Nous ne sommes pas les seuls à vous le reprocher, puisque ce texte est également rejeté par la communauté de l’enseignement supérieur et de la recherche, qui n’y retrouve pas les propositions qu’elle a formulées lors de la grande consultation lancée par le ministère. (…) vous conservez le crédit impôt recherche (CIR), régulièrement remis en cause, notamment par la Cour des comptes, qui estime que son efficacité est difficile à établir au regard de son objectif d’augmenter les dépenses intérieures de recherche et développement des entreprises. Ce cadeau fiscal de plusieurs milliards d’euros par an devrait être réaffecté aux subventions pour charges de service public et bénéficier ainsi en partie à la recherche fondamentale et aux sciences humaines, qui sont les grandes perdantes du projet de loi. Sous couvert d’une compétitivité stimulante, votre texte va accélérer la dégradation des conditions de travail des chercheurs : la multiplication des contrats précaires, avec l’instauration de CDI de mission scientifique, les chaires de professeur junior, inspirées des tenure tracks américains, et les contrats doctoraux de droit privé tendent à supprimer peu à peu le statut de fonctionnaire. »

Revenons enfin sur l’ « immense fierté pour l’ensemble de notre recherche » exaltée par Frédérique Vidal à l’annonce du prix Nobel. Pour le coup, la ministre est grotesque. Que déclarait en effet la chercheuse couronnée dans une interview à L’Express ? « La santé de la recherche en France, comme dans d’autres pays européens, n’est pas au mieux et je suis touchée, voire déprimée, lorsque j’en discute avec mes collègues français. Je ne sais pas si, étant donné le contexte, j’aurais pu mener à bien le projet CRISPR-Cas 9 en France. Si j’avais fait une demande de financement, il est probable que l’Agence nationale de la recherche (ANR) n’aurait pas alloué de fonds à mon projet. » Emmanuelle Charpentier a fait toute sa carrière à l’étranger. Toujours fière, Frédérique Vidal ?
PS : il faut lire La virologie est un sport de combat, tribune signée Bruno Canard, directeur de recherche CNRS à l’université d’Aix-Marseille, qui travaille sur les virus à ARN (acide ribonucléique), dont font partie les coronavirus. Il dénonce très concrètement « le sous-financement récurrent de la recherche publique en France en général dans les 20 dernières années ; la précarité grandissante des personnels de ces laboratoires ; le sous-équipement dramatique en grands instruments scientifiques essentiels aux développements de thérapies antivirales ; le faible niveau des salaires des chercheur·ses, très éloignés de ceux des haut·es fonctionnaires ; et finalement, le peu de considération dont ils font l’objet par les femmes et les hommes politiques français. Elles et ils prétendent parler au nom de la science, souvent confondue avec la technologie, mais sans écouter les scientifiques. »